Durant la guerre 39-45, la découverte du cadavre d’un malheureux accidenté dans le vallon du Chaudan, au-dessus d’Entraunes, près des sources du Var, remit en mémoire une étrange histoire qui alimentait autrefois les veillées.
Ces assemblées de parents et d’amis, regroupés dans la douce chaleur de l’étable, permettaient à chaque conteur de broder habilement sur une trame souvent ressassée, pour le plus grand plaisir de l’auditoire.
Voici une version de cette légende, reprise d’après une relation de René Liautaud, chantre du Val d’Entraunes.
Nous étions en août, au creux de l’été 1514 lorsque j’arrivais épuisé devant le presbytère. Venant d’Arles, j’avais marché sans relâche depuis huit jours, pressé de revoir mon oncle, prêtre à Entraunes. Ce brave homme avait tout fait pour me faire étudier et m’encourageait à préparer la prêtrise.
D’un coup de tête je venais de tout abandonner. Absorbé par mes pensées, soucieux de l’accueil et des reproches sévères qu’il n’allait pas manquer de m’adresser, j’avançais à grand pas sans rien voir.
Après une courte hésitation, je frappais à la porte. Mon oncle apparut, je le reconnut à peine, tant son visage avait changé. De grosses rides barraient son front. Amaigri, la mine triste et le regard inquiet, il s’avança vers moi sans marquer la moindre surprise. Il m’invita simplement à rentrer et à me reposer.
Trop heureux de m’en tirer à si bon compte, j’allais m’étendre jusqu’à l’heure du souper. Alors que je décidais de m’expliquer, il m’interrompit presque aussitôt : « Tu es là, as-tu fais bon voyage ? Tant mieux. Dommage que tu arrives à un pareil moment. Ici nous tremblons tous, le malheur est sur le pays.
– Pourquoi ? ». Tout en mangeant, il me raconta l’objet de sa contrariété.
Cela avait débuté à la fin juin, là-haut sur le chemin du col le plus fréquenté de la région. Chaque jour, allant et venant de Colmars, bêtes et gens y circulaient, montant ou descendant tout au long des interminables lacets.
Mon oncle ajouta : « Nos gens n’osent plus s’y aventurer seuls, ils soutiennent que l’endroit est ensorcelé. – Ensorcelé ? – Oui, ils estiment que le Diable s’est rendu maître du passage depuis que quatre hommes y sont morts, tous au même lieu. Quatre voyageurs solides et vigoureux ! ».
L’oncle précisa que les traces de pas des malheureux indiquaient qu’ils avaient tous abandonné le sentier pour dévaler dans un grand pré pentu, finissant sans prévenir sur une falaise dominant la gorge. On n’aurait pas mieux fait si on avait voulu s’y précipiter. Tout cela me paraissait incroyable.
Mon oncle poursuivit : « Pour le premier, chacun supposa qu’il s’agissait d’un accident. Prenant un raccourci le pauvre homme avait dû courir et manquer le rebord avant de s‘écraser sur les rochers au fond du vallon. Mais trois jours plus tard, un second mort fut retrouvé à moins d’un pas des traces sanglantes de l’autre ! ». C’en était trop, refusant d’écouter les sages paroles du prêtre qui prêchait le bon sens, les esprits échauffés imputèrent ces crimes au Diable et à ses maléfices.
Deux semaines s’écoulèrent ainsi en vains et superstitieux bavardages. Hochant tristement la tête, l’oncle poursuivit : « J’aurais peut-être réussi à ramener le calme, mais hélas, coup sur coup deux autres infortunés chutèrent à leur tour au même endroit…Cela te semble impossible ! Pourtant, quatre déjà qui ont dégringolé dans des circonstances identiques sans raison apparente. C’est à n’y rien comprendre, s’ils avaient suivi le chemin bien tracé et en bon état, rien n’aurait pu leur arriver. Depuis et plus que jamais, le Malin...